Les Salles des Actes, dans les Facultés, lieux privilégiés où se déroulent les soutenances de thèses de doctorat, sont habituées à accueillir des publics hétérogènes, voire bigarés, publics généralement démunis des compétences requises pour accéder aux savants échanges qui s’instaurent entre le jury et le doctorant. Le philosophe Paulin Hountondji, au lendemain de la brillante soutenance de thèse du biochimiste dahoméen Jacques Sètondji à Cotonou le 20 décembre 1972 écrivit dans les colonnes du quotidien Daho-Express: «Dans cet amphithéâtre plein à craquer où s’étaients massés plus d’un millier d’auditeurs – qu’il serait plus juste d’appeler des spectateurs -, il y avait fort à parier qu’à part 2 ou 3 des quatre membres du jury, personne n’a rien compris au savant exposé de l’orateur ».
Devons-nous en dire autant de ce dont nous avons été témoin ce 6 juin 2023 à la Sallee 1-K du Pôle Juridique et Judiciaire de l’Université de Bordeaux où la franco-béninoise Yaodia Sènou-Dumartin défendit sa thèse de doctorat ? Pas tout à fait, car ici il est question de droit, de droit public, et qu’avec un peu d’attention soutenue, nous pouvions entendre, sans toutefois tout comprendre des subtilités de cette thèse qui, bien que se voulant de droit public, convoque à la fois droit constitutionnel, économie et économétrie sur pas moins de 560 pages de texte auxquelles il faudrait ajouter sommaire, table des abréviations, 2 index l’un thématique l’autre onomastique, table des matière, et naturellement l’incontournable bibliographie, bref tout ce qui a conduit le jury à reconnaître d’emblée que ”cette thèse répond parfaitement aux canons formels de la thèse de doctorat.”
Le propos de Yaodia Sènou-Dumartin était de rendre compte de sa Recherche sur les déterminants constitutionnels des conflits armés intraétatiques” basée sur une “analyse juridique soutenue par les méthodes économiques”.
En effet, prenant le contrepied de la présentation classique de la constitution, selon laquelle la constitution serait une norme pacificatrice des rapports sociaux, la thèse de Yaidia Sènou-Dumartin postule une fonction conflictuelle de la constitution. Fondée sur une méthode interdisciplinaire associant la méthode économique (théories économiques et économétrie) à l’analyse juridique, la thèse envisage la constitution en tant que déterminant du conflit armé intraétatique et attribue un poids aux différents facteurs constitutionnels dans la survenance de celui-ci. Aussi bien la lettre de la constitution que la pratique de celle-ci peuvent détenir une charge conflictuelle. Les dispositions constitutionnelles écrites peuvent s’avérer conflictogènes dans la mesure où elles actent une répartition des compétences, déterminent des droits et libertés fondamentaux, consacrent une identité.
Il importait donc, au regard de la complexité d’une telle problématique et surtout de l’originalité audacieuse de la démarche, de constituer et de convoquer un jury à la mesure et à la hauteur de l’enjeu. On comprendra que le nombre généralement de 5 membres ait été ici largement dépassé, porté à 8 pour n’intégrer des sommités reconnues dans chacune des spécialités d’une thèse relevant de l’interdisciplinarité.
Lorsque Tom Ginsburg de l’Académie américaine des art et des sciences, professeur distingué de droit international et sciences politiques à l’Université de Chicago prit longuement la parole en américain après l’exposé liminaire de la candidate, la sale s’attendait à ce qu’un interprête dûment accrédité traduisît les propos de l’éminent professeur. Il n’en fut rien du tout ! la candidate, en toute sérénité et dans un long développement lui apporta dans la langue de Schakespear les réponses attendues et on pouvait observer, à travers les fréquents hochements de tête la satisfaction du professeur amérivain. Le contenu de ce premier échange échappa à la majorité des auditeurs devenus plutôt des spectateurs.
Lorsque le débat revint enfin en francophonie, qu’il s’agisse des professeurs Xavier Philippe ou Anne Levade de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, des professeurs Sylvie Matelly et Ferdinand Melin-Soucramanien respectivement directrice adjointe de l’IRIS et constitutionnaliste à l’université de Bordeaux, ou encore du Général Benoit Durieux directeur de l’Institut des hautes études de Défense Nationale puisqu’il s’agissait d’une thèse en rapport avec les conflits armés, tous furent unanimes pour reconnaître que la candidate a gagné un pari ambitieux. La fierté des professeurs Fabrice Hourquebie et Jean Belin co-directeurs de la thèse de Yaodia Sènou-Dumartin était manifeste, eux qui ne pouvaient que dire leur satisfaction d’avoir accompagné une si brillante candidate dans son parcours doctoral.
Le prononcé du résultat de la délibération fut un moment d’exultation exceptionnelle : Yaodia Sènou-Dumartin fut déclarée Docteur en droit public “avec la mention la plus élevée” ; et ce n’est là que la première partie de la litanie de ses mérites: elle reçoit en outre les “félicitations du jury à l’unanimité; avec recommandation pour la publication de la thèse qui peut être présentée au concours des Prix de thèses. Le moraliste français Vauvenargues (1715-1747) disait que “c’est un grand signe de médiocrité de louer toujours avec modération”. Le jury de la franco-béninoise est bien loin de présenter le moindre signe de médiocrité dans le prononcé de la litanie de ses louanges ; et du haut de son incontestable carrure intellectuelle, il l’assume à l’unanimité, tête haute.