Irène Assiba d’Almeida, professeure émérite de lettres africaines et d’études féminines à l’Université de l’Arizona, a consacré plus de quatre décennies à la promotion des littératures africaines. Originaire du Bénin, son parcours, qui a débuté au lycée Béhanzin de Porto-Novo avant de s’étendre à l’échelle internationale, témoigne de son engagement profond pour la reconnaissance des voix littéraires africaines. En août dernier, elle a coécrit, avec un autre compatriote béninois, Raymond Gnanwo Hounfodji, un ouvrage de critique littéraire sur l’un des plus grands écrivains béninois et africains du XXe siècle, Olympe Bhêly-Quenum : écrivain rebelle et visionnaire. Ce livre, dont le lancement se fera au Bénin en décembre prochain, met en lumière la carrière exceptionnelle de l’auteur à travers de nombreux entretiens avec l’auteur et au fil de ses œuvres d’où surgissent son engagement intellectuel, social et politique.
Dans un entretien accordé à notre rédaction, Irène Assiba d’Almeida explique ce qui l’a poussée à se pencher sur la figure d’Olympe Bhêly-Quenum.
Lameteo : En août dernier, vous avez écrit à quatre mains avec Raymond Gnanwo Hounfodji, un livre sur celui que l’on peut aujourd’hui appeler le patriarche, tant par l’âge que par la densité intellectuelle, Olympe Bhêly-Quenum, intitulé Olympe Bhêly-Quenum : écrivain rebelle et visionnaire. Qu’est-ce qui vous a motivée à écrire sur Olympe Bhêly-Quenum ?
Professeure Irène Assiba d’Almeida : Déjà, je m’étais rendu compte qu’il existait beaucoup d’articles sur Olympe Bhêly-Quenum. Il y avait des thèses, des mémoires… Mais il n’y avait pas de livre sur lui. Il y avait des hommages rassemblés par le professeur Huannou, mais aucun ouvrage critique dédié à lui-même, à ses œuvres, etc. Je me suis dit que c’était tout de même curieux qu’une icône de la littérature béninoise et africaine ne soit pas reconnue à ce niveau. C’était ma motivation de départ en associant notre compatriote, Raymond Gnanwo Hounfodji, professeur d’Université lui aussi, à ce projet. Ensuite, le livre a pris une forme intéressante. Vous savez, quand on commence à écrire, on a un plan, mais ce plan évolue au fil de l’écriture. Notre idée initiale était de rédiger quelque chose qui mettrait en relief les entretiens et interviews que nous ferions avec Bhêly-Quenum. Mais au fur et à mesure de la rédaction, nous nous sommes rendu compte qu’il était impossible de parler de ses entretiens sans évoquer ses œuvres.
Le livre avait pour sous-titre “Entretiens, analyses, commentaires.” Nous souhaitions couvrir tous ces aspects, mais cela a rendu difficile la recherche d’une maison d’édition. Les maisons d’édition, comme les universités, sont souvent compartimentées : la littérature d’un côté, l’histoire de l’autre, etc., avec peu d’interactions. On ne savait pas s’il fallait classer le livre dans les biographies, les critiques littéraires ou les essais. Finalement, ils l’ont catalogué comme une biographie, ce qui est une réduction du contenu. Je n’ai pas encore vu le livre moi-même, car il a été publié en France alors que je suis ici, au Bénin. Mais l’idée de départ était d’avoir au moins un ouvrage sur lui. Et pendant que nous étions en train d’écrire, deux autres livres sur lui ont vu ou revu le jour : l’un par Anicette Quenum, ouvrage qui se penche essentiellement sur des aspects initiatique et mystique de l’œuvre de Bhêly-Quenum ; l’autre, L’œuvre romanesque d’Olympe Bhêly-Quenum de Kokou Sahouegnon publié chez L’Harmattan à Paris. Nous étions très heureux de voir ce regain d’intérêt critique pour le Doyen de la littérature béninoise.
Donc finalement, trois livres sont sortis ?
En réalité, il y en a deux qui sont récents, sortis cette année : celui de Sahouegnon et le nôtre. L’autre ouvrage, celui d’Anicette Quenum publié en 2012 a été republié en 2018 et n’a reçu qu’une très faible distribution.
Comment sa vision et son œuvre se positionnent-elles dans le contexte littéraire actuel ?
Actuellement, beaucoup plus de jeunes écrivains émergent et produisent des œuvres de grande qualité. Parmi eux, on peut citer nos compatriote, Florent Couao-Zotti, José Pliya au Bénin et d’autres africains tels que Mohamed Mbougar Sarr et Alain Mabanckou. Ils écrivent sur des sujets contemporains avec une écriture et des points de vue et différents. Mais, Olympe Bhêly-Quenum est le seul écrivain encore actif qui a traversé les différentes époques littéraires, depuis le mouvement de la négritude jusqu’à nos jours. Il est arrivé juste après la génération de la négritude dont il a côtoyé de près plusieurs membres, notamment les Senghor, Césaire et même Dadié. Sa pensée a été influencée par cette période, mais il a également observé l’émergence de l’écriture féminine, avec des pionnières telles que Thérèse Kuoh-Moukoury et Mariama Bâ et ce que j’appelle la « nouvelle écriture » dont Werewere Liking et Calixte Béyala sont représentatives. Ces deux moments littéraires ont fait leur chemin et, au Bénin, on est passé en quatre décennies, de Colette Houéto à Carmen Toudonou avec bien d’autres romancières, poètes, dramaturges et critiques littéraires entre les deux. Bhêly-Quenum a ainsi parcouru toutes les étapes de la littérature africaine. Il occupe toujours une place de patriarche, comme vous l’avez mentionné.
C’est regrettable qu’au Bénin, ses œuvres aient été retirées des programmes scolaires, ce qui l’a d’ailleurs profondément contrarié. Cependant, il faut aussi faire de la place aux jeunes. À mon avis, nous devrions introduire le nouveau sans écarter l’ancien, car ces œuvres ont encore beaucoup à offrir. Et comme Jean Pliya l’a si bien dit dans Les tresseurs de corde (1987), « C’est au bout de l’ancienne corde qu’on tisse la nouvelle ». Mon livre préféré de Bhêly-Quenum est L’Initié, même si beaucoup considèrent qu’Un piège sans fin, son premier ouvrage publié est le fleuron de son œuvre. Mais L’Initié que nous analysons dans Olympe Bhêly-Quenum : écrivain rebelle et visionnaire est une merveille, tant au niveau de l’écriture, de la structure que de l’originalité du contenu. Il reste un écrivain de grande qualité, bien que certains le considèrent comme appartenant à une autre époque. Cela n’est pas faux, mais on ne peut nier que, du haut de ses 98 ans, Olympe Bhêly-Quenum a marqué et marque encore la littérature béninoise et africaine en général.

Le problème se situe peut-être dans son implication politique au Bénin ?
Oui, tout à fait. Mon collègue Raymond Gnanwo Hounfodji avait principalement abordé cet aspect dans sa thèse de doctorat, en particulier la portée des discours politiques, implicites et explicites, dans les œuvres du patriarche. Notre ouvrage vient compléter cette analyse en profondeur en soulignant comment l’engagement politique d’Olympe Bhêly-Quenum, tant littéraire que social, est omniprésent. C’est pourquoi nous l’avons donné à notre écrivain le titre d’« intellectuel public » selon la formule d’Edward Saïd. Cet engagement, souvent à l’origine de vives controverses, fait de lui une figure controversée aux yeux de ses détracteurs.
Homme de gauche, il fait partie du Parti socialiste français et s’intéresse de près à la situation au Bénin, bien qu’il ne vive plus dans le pays. Cela lui a d’ailleurs valu des critiques, car certains estiment qu’il ne peut pas critiquer ce qui se passe au pays depuis l’étranger. À mon avis, c’est une vision erronée. Paradoxalement, ceux qui sont à l’étranger ont parfois un regard plus aigu, précisément parce qu’ils ont du recul et peuvent percevoir des choses que l’on ne voit pas sur place. L’idéal serait de combiner ces deux visions.
Ce qui est particulier chez lui, c’est son attachement à Ouidah, sa ville natale. Il parle souvent de Glexwé et dit aimer cette ville de façon inconditionnelle. Bhêly-Quenum est un homme complexe et parfois plein de contradictions, comme le sont de nombreux écrivains. Bien qu’il ne soit pas revenu au Bénin depuis 1993, il reste très informé de ce qui s’y passe, par les réseaux sociaux, les articles de presse ou par ses amis. Nous avons écrit Olympe Bhêly-Quenum : écrivain rebelle et visionnaire pour faire état de tout cela et pour montrer qu’à travers ses romans, ses essais et autres écrits et même certains aspects de sa vie car, notre écrivain est rebelle dans sa pensée et visionnaire à bien des égards.
Quel aspect de l’œuvre d’Olympe Bhêly-Quenum mérite selon vous une attention particulière ?
C’est sa maîtrise de la langue française. À son époque, il était crucial de bien écrire, d’avoir du style. Lui, il a un haut niveau de langue, un style châtié. Dans le livre, nous analysons un long passage de L’Initié où le bokonon Djessou dépouille physiquement et moralement son adversaire, le personnage principal, Dr. Kofi-Marc Tingo. C’est un passage saisissant, tellement bien écrit que l’on se sent témoin de la scène, comme un film qui se déroulerait sous nos yeux. Par exemple, le récit est rendu vivant par l’utilisation d’adjectifs descriptifs souvent regroupés par trois tel un acte « net, clair, efficace ». Bhêly-Quenum est un écrivain qui maîtrise parfaitement la langue française. Je n’ai malheureusement pas le livre sous la main, mais je l’aurais volontiers consulté. Un autre éditeur et essayiste, Dieudonné Gnammankou, raconte une anecdote sur Bhêly-Quenum que nous avons reprise dans le livre. Bhêly-Quenum avait écrit un article qu’il avait soumis à un comité de lecture en France. Le comité lui a renvoyé le texte en pointant plusieurs fautes, mais il s’est avéré que Bhêly-Quenum avait raison sur chaque point. Nous sommes vraiment ravis d’avoir eu le privilège d’être aux côtés d’Olympe Bhêly-Quenum lors de nos interviews dans son imposante résidence. Grâce à notre formation de critique littéraire, nous avons analysé certaines de ses œuvres et avons offert sans complaisance nos commentaires sur la vie et l’œuvre de notre écrivain national.