Il arrive aux réseaux sociaux d’éduquer les gens, d’éveiller les consciences, par des assertions péremptoires et, a priori, sans appel. Récemment, ils ont relayé un message fort derrière un intitulé non moins fort, « Lumière sur le monde ». Le messager, un Haïtien, docteur en théologie, grand conférencier sur la toile. En énumérant, images à l’appui, les atrocités innommables des esclavagistes chrétiens sur les noirs, il dit : « Si vous prenez le temps d’étudier l’histoire de la religion chrétienne, comme moi je l’ai fait, il est impossible qu’en tant que noir, descendant d’esclaves, vous vous définissiez encore comme chrétien. Au fait, c’est une insulte à vos ancêtres… » Convainquant, si l’on oublie les pasteurs noirs américains descendants d’esclaves, dont Martin Luther King, et que, à l’âge adulte, Barack Obama, non descendant d’esclaves, s’est fait chrétien au détriment de l’islam de son père. Pas du tout convainquant donc, si l’on considère tous ces Noirs chrétiens, et que l’on s’arrête un instant sur deux grandes figures catholiques de notre histoire récente, deux figures emblématiques.
Béninois, le cardinal Bernardin Gantin fut doyen du Sacré Collège, second personnage de l’Eglise catholique romaine après le Pape, qu’il eut à remplacer, pour raison de santé, à un pèlerinage marial à Lourdes. Gantin n’a pas insulté à ses ancêtres dahoméens. Gantin a écarté l’ivraie. Il savait en effet la part déterminante prise par les siens à l’esclavage des Noirs. Il savait qu’à Ouidah, capitale mondiale du Vodun, les Dahoméens sacrifiaient au Vodun Aïzan et s’adressaient à lui, à une encablure de la Place des Enchères, « pour le supplier à faire de la vente un succès ». La vente des leurs, hommes et femmes, qu’ils avaient enchaînés et qu’ils s’en allaient livrer à l’acheteur portugais, imbu de catholicisme et très exigeant sur la qualité de la marchandise. Et les Dahoméens poussaient dans un trou hommes et femmes invendus.
Juif polonais né à Paris, le cardinal Jean-Marie Lustiger fut archevêque de Paris, au grand dam de nombre de Français à la culture demeurée antisémite. Sur sa demande, un rabbin vint dire la prière des morts juifs à ses obsèques. Lustiger n’a pas insulté à ses ancêtres. Sa connaissance de la Thorah, le livre saint des Juifs, lui avait permis d’écarter l’ivraie. Il savait ce que Milan Kundera appelle « L’insoutenable légèreté de l’être », et que les nazis, qui ont planifié d’exterminer son peuple, adhéraient au Dieu de Jésus, fils de David, ancêtre des Juifs. Il savait que le psaume 137 se termine dans un bain de sang : « Fille de Babel, qui dois périr / heureux qui te revaudra / les maux que tu nous valus, / heureux qui saisira et brisera / tes petits contre le roc ! » Au pays de Gantin aussi, on brise les bébés : celle qui vient d’accoucher sort en larmes de la case. Au signe convenu, la briseuse va saisir le nouveau-né. Sans pitié, elle le détruit. Né par le siège ou face contre terre ou avec une fausse dent, etc., c’est un enfant sorcier, à tuer à la naissance, pour qu’il ne devienne pas le vecteur de tous les maux du village. Sans donc insulter à leurs ancêtres généalogiques, Gantin et Lustiger ont choisi, en conscience et en responsabilité, d’aller où la lumière leur paraissait plus probable que dans leur culture.
Car la quête de la lumière l’emporte sur l’attachement aux ancêtres naturels. Par leur choix libre et leur vie consentie, Gantin et Lustiger disent que chacun peut revendiquer comme ancêtres tous hommes et femmes, sans distinction de couleur ou d’origine, ayant travaillé de bonne foi et de façon notable, à l’édification des cultures humaines avec leurs ombres et leurs lumières. « Ô saisons ô châteaux / Quelle âme est sans défauts ? » L’homme ou la femme, en pleine possession de ses facultés, opte en conscience et en responsabilité pour la lumière ou pour l’ombre, et c’est en vain qu’il se défausse de son choix sur une instance extérieure à lui. Optant pour la lumière, il devrait avoir la sagesse de se demander si « la lumière en lui n’est pas ténèbres ». Vu le maître qu’ils se sont donné, Gantin et Lustiger avaient toujours à l’esprit la paradoxale mise en garde christique. En cela aussi, ils sont hérauts du moi responsable.