Un samedi à Cotonou. Petite fête prévue à 16h par et pour des ‘‘gens bien’’. Elle débuta vers 19h sans que nul ne parlât de retard. Les participants, de blanc vêtus, portaient montre-bracelet et Android dernier cri, indiquant l’heure. Colifichets pour frimer, non pour être à l’heure. Ce déni de ponctualité dénote un conflit avec le temps. Et c’est un coup porté à Aimé Césaire qui aspirait au dynamisme du « temps de nous-mêmes ». Conflit d’autant plus grave qu’il n’est point vu comme tel. Un cheval perdu ? Si oui, l’adage béninois dit qu’à la recherche de ce cheval, il est raisonnable d’aller voir s’il n’est pas dans le poulailler.
Et si ledit conflit était une simple affaire d’hémisphère ? Le temps semblable à l’air ? Encore que comparaison ne soit pas raison. A chaque respiration on éprouve l’air malgré son invisibilité. On le devine aussi, zéphyr, au bout des plantes et des arbres, dont les branches et les feuilles dansent, caressées par quelque zéphyr pouvant devenir vent/ouragan terrassant les plantes et les arbres, déplaçant les cocotiers et soulevant la mer, décoiffant les cases et créant des sans-abris épouvantés, puis, après ces manifestations mauvaises par trop visibles, se remettre au calme et redevenir invisible comme s’il n’avait jamais existé.
Aucune démonstration de ce genre avec ce que l’on a fini par appeler « le temps ». Silencieux et toujours invisible, il est inexistant. Tant et si bien que dans l’hémisphère sud, au sud du Bénin, le peuple Fon n’a pas de mot pour le désigner. Nomme-t-on ce qui n’existe pas ? Pour approcher ce qu’on dit dans l’hémisphère nord, le peuple Fon n’a de repère que le soleil, présent en permanence, et dont il croit qu’il parcourt le firmament d’où il ordonnance la monotonie incolore du déroulement des choses sur la terre : la succession métronomique des jours et des nuits, des périodes de pluie et de non-pluie, d’inondations et de sécheresses aussi imprévisibles que pénibles pour lacs et rivières débordés ou asséchés, pour hommes et bêtes atteints, parfois éteints. Invaincu soleil dans l’hémisphère sud.
Mais pas invaincu dans l’hémisphère nord, où l’homme lui connaît des habitudes également répétitives et monotones, mais qui ont l’art de colorier le mouvement des choses sur la terre et de rythmer la monotonie de manière neuve. Et les arbres se débarrassent de leurs feuilles passées jaune-or et en tapissent le sol. Et le thermomètre grimpe à froidure jusqu’á ce que la terre et toutes choses se drapent dans une poudre virginale descendue du firmament, et si glaciale qu’elle pousse l’homme à dépouiller le mouton de sa laine pour s’en couvrir. Et s’en reviennent les bourgeons sur plantes et arbres, hier encore ombres d’eux-mêmes, spectres blancs hésitant entre mort et vie. Et s’en revient la vie reprenant le dessus.
Au lieu du même toujours le même qui retient l’homme dans l’hémisphère sud, le même jamais le même a lâché l’homme dans l’hémisphère nord et lui a permis de concevoir la temporalité, de construire le temps et de l’organiser pour s’en servir à bon escient. Car l’homme s’est aperçu du dynamisme, de la puissance de cet apparent inexistant et que si l’homme ne travaille pas avec lui, il travaille contre l’homme installé dans la répétition du même éternel et dans la léthargie. Léthargie qui est celle des habitants de l’hémisphère sud en général et de ceux du Bénin en particulier. Léthargie que déplorait Aimé Césaire quand il parlait de « ville inerte, foule désolée sous le soleil », « cette vie clopinante devant moi, non pas cette vie, cette mort… », léthargie dont il énonça l’une des raisons, pierre à soulever sur le chemin : « Rien ne put nous insurger jamais vers quelque noble aventure désespérée. »
Pour lui, en finir, c’est « Partir ». Mais aller quelque part, vite et loin, avec le cheval retrouvé, exige que gens d’Afrique et gens du Bénin étudient les raisons de la léthargie à la quelle leurs peuples devront s’arracher pour s’ébranler vers « le temps de nous-mêmes ».