Cher Ami, je suis heureux, c’est fait ! Juste avant qu’elle ne me dise l’ultime adieu en m’embrassant, j’avais promis à Dossi de retourner chez elle, chez nous, à Torri, me recueillir là où les siens, mes beaux-parents, auront enterré ses phanères. Nous avions décidé de les leur envoyer et de garder ses cendres auprès de moi et de nos deux garçons. Me voici donc à la fin de ce pèlerinage empli d’émotion. Cela faisait trente ans que je n’avais pas revu mon pays d’adoption, mon beau-pays, comme je l’appelle en écho à beaux-parents. Vous avez fait de grands pas en avant si j’en juge par l’état du Bénin en ce mois de février 2022. L’aéroport, un bijou que l’architecte aurait détaché de l’immensité de celui de Francfort, et c’est en cela que réside sa joliesse : il est à taille humaine. Cotonou, dépoussiéré et nettoyé, fait office de long collier de coquillages au bord de l’Atlantique. Mon beau-pays en chantier est beau. Du côté du Rhin, on ne s’aperçoit guère de ce qui se passe au Bénin. Il faut y venir pour voir.
Mais alors que j’ai vu et reconnu Cotonou et son aéroport pour le meilleur, je n’ai pas reconnu mes femmes que j’aimais tant pour leur simple élégance, projection d’amour et de bonheur. Tu sais très bien ce qui m’avait, de prime abord, attiré chez Dossi : son noir sincère et vrai, qui se mettait à scintiller quand elle souriait, et qui brillait carrément quand elle riait aux éclats, comme une source dévalant je ne sais quelle colline inexistante à Torri. Ah mon Ami, je te le dis avec un rien d’emphase : Dossi irradiait un ailleurs biblique : « Je suis noire et pourtant belle, filles de Jérusalem… » Oui, Dossi habitait Le Cantique Des Cantiques.
Or, tout au long de mon séjour qui s’achève, la plupart de celles que j’ai croisées au hasard des rues à Cotonou et entre les pisés à Torri affichent une étrange clarté de teint. J’interroge. On me répond qu’elles sont elles-mêmes les agents fervents de leur démolition, qu’à coups d’onguents de bazar et de gélules en pharmacie de rue, elles se dénoircissent pour se rapprocher du blanc laiteux de nous Européens. Tu confirmes ! Ah Dieu ! Comment en arrive-t-on à cette bizarrerie, à ce contresens énorme ? J’ai appris qu’on t’écoute. Tu aurais donc pu et dû les en dissuader en leur expliquant que les Européens, que tu connais bien, n’ont de cesse d’atténuer au soleil leur triste blanc laiteux. A mon retour, mes amis m’envieront mon beau bronzage. « Ah, tu étais au Portugal pour les vacances ?- Non j’étais à Torri au Bénin ! » Et ils m’interrogeront du regard. Et je leur expliquerai que j’étais chez Dossi, mon épouse, qu’ils ont connue et admirée pour son naturel simple que rappelle aujourd’hui, vu à la télévision, le naturel chaloupé des Burundaises et des Rwandaises.
Toi, vieil ami, Dossi et nos deux garçons m’ont établi ton compatriote. Je parle donc à un frère. Tu n’as pas enseigné pour rien Senghor : « Femme nue, femme noire / Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté ! » Pas pour rien Bernard Dadié : « Je vous remercie, mon Dieu, de m’avoir créé Noir / Le blanc est une couleur de circonstance / Le noir la couleur de tous les jours… » ! Si vous détruisez votre belle mélanine, vous n’obtiendrez ni blanc laiteux ni beau bronzage, mais une peau fragilisée, prête à un possible cancer se terminant par l’annonce nécrologique ponctuée de « après une longue maladie ». Tu le sais, « La femme est l’avenir de l’homme », elle mène l’homme. Et je vois les femmes béninoises, problématiques à force de décoloration frisant la dénaturation, je les vois mener la société à l’impasse du mépris, de la haine de soi. Elles vous entraîneront, c’est subliminal. De toute façon, à elles seules, elles suffisent à infléchir la société vers un avenir où le citoyen refusera de s’aimer noir. Arrêtons le massacre ! Que la culture enrichisse et embellisse la nature, oui ! Mais encore faut-il que la nature soit. Sinon c’est de la troncature. Et je m’en vais prier avec Dossi pour que le Bénin de notre amour reste le pays d’un avenir de grande fierté nationale.