Sans doute, par un moment de lucidité inattendue, il vous a fait appeler pour vous demander de le rejoindre. Au bout de 40 kilomètres environ, vous voici à ses côtés, ou à son chevet car, à votre arrivée, la supposée lucidité avait quitté votre ami octogénaire. Des mots balbutiés, sans suite logique. Parfois, de sa main tendue, il vous tâtait en demandant « qui est là ? » Et c’étaient à peu près les seuls instants d’une certaine logique. Songeur, vous avez demandé à vous retirer. La femme de ménage intervint avec autorité : « Non, Papa ! Pépé veut que vous déjeuniez avec lui. » A l’heure du repas, elle poussa le fauteuil roulant jusqu’à la table. D’un geste devenu naturel, elle lui accrocha la bavette au cou et se mit à lui donner la becquée à l’aide d’une cuiller à soupe. Ça dégoulinait. Elle essuyait. A la cantonade, elle vous souhaita « bon appétit ». Sa bonne éducation vous passa en travers de la gorge.
Votre ami fait partie de ceux qui ont « réussi ». Talentueux à souhait. Pignon sur rue. Belle aisance. Personne adulée. Vous vous souvenez du récit qu’on vous a fait de ce qui lui arrive. A partir d’on ne sait plus quand, des trous de mémoire répétitifs, vite attribués à l’âge. Puis, soudain, à toute vitesse, plus de mémoire du tout. Et comme votre ami errait désormais dans sa villa, au milieu de ses meubles, tombait et se blessait trop souvent, son médecin décida de l’assigner à résidence dans un fauteuil roulant et qu’on l’y tînt attaché. Et maintenant, vous vous tâtez vous-même, à l’idée qu’Alzheimer – car c’est de lui qu’il s’agit – n’est plus un malheur de l’âge avancé, puisqu’il s’en prend maintenant à des 50-60 ans.
Téméraire, vous interrogez Alzheimer : « Pourquoi tu nous fais ça ? L’homme est une pauvre créature, décrite par Blaise Pascal comme ‘‘un roseau pensant, le plus faible de la nature’’. Pourquoi tu fais ça à ce « plus faible », toi qui ne penses même pas ? » Surprise : Alzheimer répond. Il emprunte à l’homme son expression du réel, il énonce sans préambule : « Quand tu auras vieilli, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas. » – « D’accord. Mais laissons Jean l’évangéliste et même la vieillesse. Car c’est de toi qu’il s’agit et du vide chaotique où tu plonges des hommes vivants que tu choisis, je suppose, par hasard. » – « Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. » – « D’accord. Mais Mgr Bossuet prêchait pour édifier des princes réunis autour du cercueil d’une reine. Tous croyaient en un Dieu sévère et jaloux qui peut punir de mort sa créature déviante. Que je sache, tu n’es pas Dieu, et tu ne crois en rien. Alors, à quel titre agis-tu ? De quoi te mêles-tu à punir avec cruauté l’homme vivant ? » – « Vos médecins appellent ‘‘deuil blanc’’ ce que tu as appelé ‘‘vide chaotique’’. Peux-tu me dire la différence entre ‘‘deuil blanc’’, ‘‘deuil noir’’ et ‘‘deuil’’ tout court ? » – « Euh… Disons… » – « Non, je n’avais pas fini. Si l’homme est ‘‘un roseau pensant’’ et que je lui arrache la faculté de penser, même vivant, il n’est plus que roseau ou que légume. Vivant encore, il est déjà mort. Le sais-tu ? »
La question vous laissa sans voix. Comme si vous veniez de comprendre que « A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse / Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse. », et que « ce grand nom d’Hommes » dicte à toi, homme singulier, le stoïcisme d’Alfred de Vigny pour faire, avant que de mourir, « ta longue et lourde tâche / Dans la voie où le sort a voulu t’appeler. » Et le sort peut t’appeler à soulager, à soutenir le prochain frappé d’Alzheimer. Mais quel besoin a-t-on de stoïcisme quand il suffit d’établir en Principe absolu, quitte à peiner à l’atteindre, la Solidarité humaine face à l’implacabilité du sort, face à la détresse humaine ! Solidarité humaine, espoir d’aujourd’hui, religion de demain.