Non pas que le « phénomène selon lequel un prisonnier s’attache à ses geôliers et adopte leur point de vue » appartienne à l’ADN des Africains. Il y faut deux acteurs, et nul ne naît l’un ou l’autre, on le devient. Mais s’il est un continent sur lequel le syndrome de Stockholm se donne à voir massif, c’est l’Afrique. Et les Africains, ‘‘éduqués’’ ou non, ont fini par l’intégrer en trouvant juste et bon que leurs dominateurs soient forts et injustes. En espérant qu’un jour, à leur tour, ils seront forts et injustes, et piétineront les plus faibles, car c’est ce qu’on fait quand on est fort : on humilie les autres. Il existe trois lieux vérifiables de l’amour des Africains pour leurs geôliers et de leur aspiration à devenir eux-mêmes geôliers.
Le premier lieu, c’est quand Cheikh Hamidou Kane fait dire à la Grande Royale des Diallobé : « Ce que je propose c’est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre. » Le chapitre IV de L’aventure ambiguë (1961) a les accents d’un hymne, non pas à la résignation ou à la soumission, mais á l’admiration de la force et de l’injustice. Au chapitre III la vaillante Chef d’orchestre avait donné le ton : « Il faut aller apprendre chez eux l’art de vaincre sans avoir raison. » Car il ne s’agit pas d’instaurer un ordre moral mais de reconduire l’ordre colonial dès que les Diallobé auront appris chez leurs geôliers à être forts et injustes.
Le deuxième lieu, c’est quand Frantz Fanon écrit : « Le Noir veut être comme le Blanc. Pour le Noir, il n’y a qu’un destin. Et il est blanc. Il y a de cela longtemps, le Noir a admis la supériorité indiscutable du Blanc, et tous ses efforts tendent à réaliser une existence blanche. » Le Martiniquais, descendant d’esclaves, est révolté et non soumis. Triste et résigné, il énonce, impuissant, la révélation de son métier de psychanalyste. Son essai, Peau noire, masques blancs (1952) a les accents de la souffrance portée intimement par tout Noir portant en soi deux personnes en conflit. D’où la question du comment être et vivre divisé.
Le troisième lieu, c’est quand, en juin 2022, le Président de l’Union africaine rendit visite au Président de la Fédération de Russie pour le prier de veiller à ce que la guerre en cours dont il a pris l’initiative ne prive pas l’Afrique du blé quotidien, que l’Afrique ne produit pas. Mais que mangeraient de noble et de sublime les Africains après que les geôliers les ont convaincus de la justesse de l’anathème sur leurs nombreux féculents, céréales et légumes ?
Cet anathème, les Africains catholiques l’ont forcément intégré : la base de l’Eucharistie, ce sont le blé et le raisin ; aucun produit des paysans d’Afrique n’est éligible pour devenir Corps et Sang du Christ. Cet anathème, les Africains musulmans l’ont forcément intégré : c’est en arabe que le Muezzin les appelle à la prière en arabe ; aucune des langues d’Afrique n’est éligible pour porter la Parole d’Allah ni porter jusqu’á Allah l’oraison des Africains musulmans. Et le professeur Hegel de conclure en 1830-1831 : « Là-dessus, nous laissons l’Afrique pour n’en plus faire mention par la suite. Car elle ne fait pas partie du monde historique, elle ne montre ni mouvement, ni développement. »
Rejetés du monde et de l’histoire par leurs geôliers, les Africains savent aujourd’hui que leur salut passe par l’estime de soi. Ils y accèdent en sérénité. Malgré le danger qui met à mal leur quotidien ici et là, ils ne sauraient stigmatiser un geôlier pour aussitôt après en embrasser un autre. Ils savent aujourd’hui que leur liberté, leur présence au monde et à l’histoire, passent par l’élévation d’eux-mêmes. Ni vengeance ni colère. Ils veulent simplement réparer le monde. Tâche qu’ils savent simplement humaine. Et les voici s’élever de la grisaille ankylosante du massif syndrome de Stockholm. En marche vers l’aube nouvelle d’eux-mêmes. L’aube nouvelle d’une dignité retrouvée. Africaine. Intransigeante.