Depuis un an, le Père Fabien Sedjame, prêtre catholique du diocèse de Natitingou, dirige la paroisse Christ Roi de l’Univers à Porga, un village de la commune de Matéri, situé dans le département de l’Atacora, au nord-ouest du Bénin. Bien que Porga soit sous le contrôle total de l’armée béninoise, il demeure exposé à une menace constante d’attaques terroristes en raison de sa proximité avec la frontière du Burkina Faso, où des groupes armés occupent une partie du territoire burkinabè depuis plusieurs années. Le journal Lameteo est allé à la rencontre de cet homme de foi qui, en première ligne, guide ses paroissiens à travers une période particulièrement difficile. Entre peur, adaptation et résilience, le Père Fabien Sedjame révèle la complexité d’exercer le ministère pastoral dans une zone où la menace terroriste est omniprésente. Interview !
Lameteo : Comment arrivez-vous à gérer la peur et l’insécurité au sein de votre paroisse ?
Père Fabien Sedjame : L’insécurité sur le territoire paroissial n’est pas à démontrer. La peur qu’elle engendre est tout aussi visible. Il arrive bien souvent que nous soyons terrés, la peur au ventre. Le stress nous paralyse. Nous nous remettons entre les mains de l’Éternel des armées, notre Dieu et Seigneur, et au Christ Roi de l’Univers, sous le patronage duquel est placée la paroisse et qui veille le premier sur nous. Nous comptons aussi sur les forces de défense et de sécurité. Militaires, policiers et rangers accomplissent chez nous un travail extrêmement délicat et puissamment efficace. Qu’ils soient bénis, eux qui se sacrifient courageusement pour nous protéger, de nuit comme de jour.
Comment la communauté paroissiale s’adapte-t-elle à ces nouvelles réalités ?
À vrai dire, rien de spécifique n’a été mis en place sur l’ensemble du territoire paroissial pour renforcer la sécurité. Toutefois, la vigilance est le maître mot et consiste à être continuellement aux aguets. En clair, nous suivons à la lettre les consignes sécuritaires données par les militaires et les policiers qui veillent vaillamment sur nous. Par exemple, aucun rassemblement paroissial ne doit se tenir au-delà de 19 heures, heure prévue pour le couvre-feu officiel. Je n’ai jamais transigé sur cette consigne. Même les veillées de Noël et les célébrations solennelles de la veillée pascale ont été vécues à 17h par la communauté. Cela est inhabituel dans notre pays, sachant que ces célébrations commencent habituellement entre 20h et 23h.
Nous avons dû adapter nos horaires à la problématique de l’insécurité en évitant tout rassemblement nocturne. Mais il est aussi nécessaire de souligner que l’impact de l’insécurité nous empêche, il faut le noter, de visiter deux de nos villages fortement impactés par la présence des “frères d’en face” (terroristes, Ndlr). Koualou et Naloga sont privés de visites pastorales. Notre tentative de faire des percées vers Koualou n’a été que de courte durée, avec à peine cinq célébrations eucharistiques célébrées sous haute pression et tension. Naloga est inaccessible. La situation dégradée nous a malheureusement contraints à abandonner ces deux localités, qui sont privées de services religieux.
Par ailleurs, nous demandons et obtenons souvent la présence dissuasive des forces de l’ordre qui veillent sur nos grands rassemblements à forte affluence.
Y a-t-il des programmes spécifiques pour aider les victimes ou les déplacés ?
Les victimes directes ou indirectes sont nombreuses, et les déplacés ne se comptent plus. Le cas du village martyr de Koualou est symptomatique. Le village s’est quasiment vidé de sa substance vitale. J’y suis allé plusieurs fois et j’ai vu des maisons abandonnées, des commerces bordant l’artère principale vides. La route frontalière jadis bondée est aujourd’hui un véritable désert. On peut voir sur le bitume cabossé par endroits pousser de hautes herbes. C’est la désolation. Face à une telle détresse humaine et humanitaire, mon cœur de pasteur, mon cœur d’homme, saigne de mille blessures.
La première forme d’aide et d’assistance déployée est la prière fervente qui fend les cieux et atteint les entrailles de notre Père céleste. Tous les jours, nous faisons mémoire des victimes défuntes à la messe avec la mention « pour ceux qui sont ici tombés », une formule brève comprise des paroissiens et qui a l’avantage de ne pas « provoquer ». Nous prions aussi pour la paix. Notre prière est une véritable aide nécessaire et prioritaire de la part du pasteur que je suis. Cette aide, première et nécessaire, n’est pas à elle seule humainement suffisante.
En l’absence de programmes spécifiques d’aide aux victimes, je ne suis pas resté indifférent. J’ai moi-même apporté une assistance financière, matérielle et un appui-conseil à de nombreuses familles dans un effort de solidarité. Nous avons pu distribuer modestement des denrées alimentaires à certains, mais malheureusement pas à tous. J’en pleure tous les jours. Nous avons aussi cédé des terres de la paroisse à des déplacés pour qu’ils pratiquent l’agriculture de subsistance. Ces lopins de terre, fortement convoités, n’apporteront pas, je le crains, de solutions pérennes. Mais ils soulagent.
La lourdeur administrative n’a pas permis de faire aboutir certaines demandes d’aide que j’ai formulées à cet effet auprès des structures ecclésiastiques compétentes.
Quel message adressez-vous à vos fidèles pour maintenir la foi et l’espoir ?
Mes paroissiens ont vécu eux-mêmes des heures chaudes. Moi, je ne suis là que depuis une année pastorale. Pour dire vrai, c’est la vie des miens qui m’enseigne et m’encourage. Leur ténacité et leur capacité d’adaptation et de résilience m’interpellent.
Le 8 septembre 2023, lorsque j’ai mis les pieds pour la première fois à Porga en tant que curé, j’ai vu des gens sous pression, dans la peur, mais qui vivent là. Donc j’y suis parce que mes paroissiens y sont. D’ailleurs, la notion de paroisse est d’abord territoriale. Je suis le prêtre curé de tout le territoire, c’est-à-dire des catholiques, des non-catholiques, et même des “frères d’en face”. Quand on parle de paroissiens, on inclut non seulement les catholiques pratiquants, mais aussi les non-pratiquants, tous ceux qui vivent sur ce territoire. Donc, si je dis que je suis leur curé sans vivre avec eux, je suis un faux curé. C’est pourquoi je suis avec eux sur place.
Ils portent en eux l’espérance d’une Église meurtrie, d’un peuple martyr. Avec eux et pour eux, j’élève les yeux vers le Seigneur, l’espérance des pauvres qui fera toutes choses nouvelles. Courage à nous. Les bruits de l’Évangile l’emporteront sur les bruits des armes. La vie l’emportera sur la mort. L’amour triomphera de la haine. Le triomphe du Christ-Roi illuminera notre horizon, aujourd’hui obscurci par la violence et la mort. Un jour nouveau se lèvera.
Y a-t-il une baisse de la fréquentation des services religieux ?
Non. Pas de baisse criante de la fréquentation. Bien au contraire ! Bien sûr, certaines personnes ont toujours peur et refusent d’assister au culte. Mais elles sont si minoritaires que leur impact ne se ressent pas. Si la fréquentation de l’église est encore significative, c’est à mon sens parce que, face à la violence aveugle qui nous frappe, les paroissiens comptent beaucoup sur le secours divin. Une telle attente de secours divin est anthropologiquement inscrite dans leur vision globale des choses, et pour cela, les offices religieux sont bien fréquentés, et ce n’est pas négatif. Le Christ est notre Paix. Nous lui demandons de nous donner la paix, non pas à la manière du monde, mais celle qui vient de lui.
Quelles initiatives avez-vous prises pour promouvoir le dialogue interreligieux et la tolérance dans le village afin de prévenir d’éventuelles manipulations des populations pour les opposer ?
Aucune initiative ! Ne vous en offusquez pas ! En effet, ma lecture des événements m’empêche de voir de l’extrémisme religieux dans la situation de souffrance que nous vivons. La nébuleuse qui nous frappe semble être plus du terrorisme international que du djihadisme. Le djihadisme, lui, tire ses racines de motifs religieux. C’est ma lecture. Il n’a pas fallu d’autres formes d’initiatives pour que chrétiens et musulmans vivent en bonne intelligence. Le chauffeur qui m’aide dans certaines de mes courses est un musulman bien barbu. C’est vrai que notre jeune imam de la mosquée centrale croupit actuellement en prison pour soupçon de terrorisme. Nos populations sont, pour une large part, pacifiques.
Quelles sont les attentes des fidèles vis-à-vis de vous, curé, et de l’église ?
Plus fondamentalement, je pense que les fidèles n’attendent rien d’autre de leur curé que sa présence effective au milieu d’eux, comme un signe visible et vivant de l’espérance qui les anime, espérance d’une vie meilleure, espérance de la paix retrouvée, espérance de la paix de Dieu dans chacun des cœurs, espérance d’une terre nouvelle où il n’y aura plus ni violence ni guerre.
Justement, humainement, à quand la fin de toutes ces violences ?
Il faut qu’il y ait une coordination entre quatre pays, à savoir le Bénin, le Burkina Faso, le Togo et le Niger, pour ceinturer les zones sous occupation des groupes armés, de l’Est à l’Ouest. Sinon, le réalisme me pousse à dire que nous allons nous habituer au terrorisme, avec des moments d’accalmie.