La langue acquise (maternelle) nous enseigne le lieu ambiant dans lequel nous vivons. La langue apprise nous enseigne le lieu, lointain, dans lequel nous ne vivons pas, mais dont l’apport peut nous aider à vivre mieux. Aucune des deux ne saurait être frelatée. Elles doivent être maîtrisées, d’autant qu’elles renvoient à des réalités d’une grande diversité. Ainsi, quand un hôte vient à vous à travers 15° ou 25° au soleil, vous lui faites du bien en lui offrant une boisson chaude. Mais s’il vient à vous à travers 30° ou 35° à l’ombre, vous lui faites du bien en lui offrant une boisson fraîche. C’est pourquoi, de Cotonou à Malanville, il y a quelque chose de cocasse à accueillir ‘‘chaleureusement’’ un hôte. Mais, si vous parlez la langue de Molière, vous ne sauriez l’accueillir ‘‘fraîchement’’, car cela reviendrait à lui montrer la porte pour qu’il n’en franchisse plus jamais le seuil. Génie de la langue.
Cette entrée en matière pour en arriver justement à la matière grave constatée par les bénéficiaires de l’école, quand elle était heureuse. Ces bienheureux sont aujourd’hui attristés par le fait que les Béninois qui ont 40 ans et moins ne maîtrisent aucune des deux langues, ni l’acquise, ni l’apprise. Parlant la première, ils la mélangent avec la seconde. Galimatias. Parlant la seconde, ils se retrouvent à cautionner le ‘‘Dictionnaire du français parlé en Afrique’’, français dont le niveau rivalise avec la ‘‘langue de Moussa’’. Il semble en effet que les temps soient à des choses pratiques – informatiques ! – et que l’important est de se comprendre quand on les énonce, quitte à les énoncer en une langue débraillée. Ceux qui le pensent, le croient et le font, ont tort grandement, car il n’y a rien de plus noble pour l’homme et la femme que de s’exprimer en une langue soignée, qu’elle soit acquise ou apprise. Il faut absolument éviter que le jour où les Béninois passeront à l’écriture, les Baatombu de l’école heureuse soient obligés d’éditer le ‘‘Dictionnaire du baatonu parlé par les jeunes’’, un baatonu déformé, défiguré, mélangé avec un charabia français. Galimatias. La langue est le miroir de l’âme, et nul n’est prêt à refléter une âme délabrée.
Les Etats africains s’y entendent en politiques de toutes sortes pour le bien-être des populations. Mais une politique linguistique ? Bof, l’UNESCO s’en occupe à Paris ! Ils n’ont pas compris que de bâtir une politique linguistique est le seul moyen pour eux de s’occuper aussi, et tant soit peu, de la santé de l’âme de leurs peuples. Ils semblent ne pas s’inquiéter de la pidginisation des langues en Afrique, qu’elles soient acquises ou apprises. Dans les Caraïbes, la créolisation a été un haut lieu de résistance au maître esclavagiste. En Afrique, la pidginisation généralisée est un lieu pitoyable de laisser-aller et de crétinisation.
Pour arrêter la descente aux enfers de la crétinisation langagière, l’Etat béninois doit donner le bon exemple en bâtissant une vraie politique linguistique. Prendre une décision politique au sujet des quatre langues nationales (sans compter l’acquise) à étudier à l’école, à raison de deux au cours primaire et de deux au cours secondaire. Veiller à ce que le français ou l’anglais ne soient point baragouinés dans les administrations et les ministères.
‘‘Sentez-vous la douleur d’un homme de ne savoir pas de quel nom il s’appelle ?’’, se plaignait Aimé Césaire en évoquant la tragédie de l’esclavage. Le Bénin doit éviter la douleur langagière que l’on croit anodine. Douleur de ne savoir pas quelle langue on parle, de ne maîtriser aucune langue, acquise ou apprise. Il n’est pas vrai que la langue, parlée ou écrite, acquise ou apprise, est un canal qu’on peut bricoler, l’essentiel étant qu’on se rejoigne. Quelle qualité d’âme, et d’homme, affiches-tu quand tu édulcores la langue qui t’exprime, qui exprime ton âme ? Vivement une vraie politique linguistique au Bénin pour servir de modèle à l’Afrique, qui a besoin aussi d’être élégante et belle, en écriture et en parole.
Roger Gbégnonvi