Sur une carte d’Afrique aux frontières tracées mais sans les noms des pays, rares sont les Béninois qui montreront avec assurance où se situe le Rwanda. Les peuples rwandais et béninois se connaissent à peine. Ce ne sont donc pas eux qui se courent après mais leurs chefs respectifs, fascinés l’un par l’autre, passionnés d’Afrique, du Rwanda et du Bénin. Au-delà de leurs rencontres d’Etat se trouvent les trois points de rencontre entre Kagame et Talon.
1.- Capitaine d’Armée d’un côté et capitaine d’Industrie de l’autre, ils ont, chevillée à la conscience, la volonté innée de mettre la troupe en bon ordre pour la conduire à la victoire : « Allez les gars, foncez ! » ou, à la manière des Israéliens, « Allons les gars, suivez-moi ! »
2.- L’exil en Ouganda (où l’un est né) et à Paris (où l’autre s’est vu renaître à lui-même) leur a fait prendre du recul et voir avec une clarté douloureuse le désert éthique où les leurs se déshumanisaient. « Au fond, un homme c’est comme un animal, tu le tranches sur la tête ou sur le coup, il s’abat de soi. Dans les premiers jours, celui qui avait déjà abattu des poulets, et surtout des chèvres, se trouvait avantagé ; ça se comprend. Par la suite, tout le monde s’est accoutumé à cette nouvelle activité et a rattrapé son retard ». Aveu d’un génocidaire Hutu. Hors de toute allégeance à des dieux ou aux mânes des ancêtres, l’ethnie devient l’horizon indépassable, et l’on doit abattre ceux qui n’appartiennent pas à la ‘‘bonne’’ ethnie, la vôtre. En 1992, pour se défendre d’avoir pillé les caisses de l’Etat, un ancien ministre béninois de l’économie et des finances déclare : « L’intelligent, c’est celui qui sait s’adapter à des situations nouvelles. Si vous arrivez dans un pays où tout le monde marche sur la tête, commencez par le faire aussi, sinon vous serez taxé de fou. C’est la logique de l’irrégularité. Tout le monde y nageait. » Et il marcha sur la tête avec un doctorat en main. Et l’on marcha ainsi jusqu’en 2016.
3.- Révoltés, les deux capitaines surgissent de leur exil, se hissent à la tête de leur pays pour le conduire à la victoire. On n’a pas la confession de Kagame. Elle doit rappeler la colère du Roi Christophe : « Ah ! Quel métier ! Dresser ce peuple ! Et me voici comme un maître d’école brandissant la férule à la face d’une nation de cancres ! Messieurs, comprenez bien le sens de ces sanctions. Ou bien on brise tout, ou bien on met tout debout. » Voici la confession de Talon, que le Roi Christophe et Kagame approuveraient : « On observe la situation de son pays, on s’inquiète, et puis on se rend compte qu’on n’est plus le même. Je n’avais plus goût à rien d’autre que la politique pour mon pays qui s’enfonçait. Je me souviens d’un conseil d’administration du groupe Accor à Paris… J’étais distrait, les autres administrateurs l’ont tous remarqué. Je me suis dit à quoi sert tout cela alors que mon pays est au bord du chaos ? » …
Voilà, à n’en pas douter, ce qui fait courir en tandem Kagame et Talon, héros tragiques de La tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire avec qui les deux disent en chœur : « La liberté, sans doute, mais pas la liberté facile ! Et c’est donc d’avoir un Etat. Oui, quelque chose à quoi ce peuple s’enracine, boutonne, s’épanouisse, lançant à la face du monde les parfums, les fruits de la floraison ; pourquoi ne pas le dire, quelque chose qui, au besoin par la force, l’oblige à naître à lui-même et à se dépasser lui-même. » Les deux capitaines d’Armée et d’Industrie, attachés à « la vertu dans la république » selon Montesquieu, savent par cœur l’âpre vérité africaine énoncée par le Roi Christophe : « Le matériau humain lui-même est à refondre ».
Il faut souhaiter au tandem Kagame-Talon d’inspirer l’Afrique et les Africains à l’instar du désormais voilé tandem Sankara-Mandela. Tous les Chefs d’Etat africains sont conviés à la refonte du matériau humain africain. A leur audace et à leur générosité, à la noblesse cultivée et partagée de leur idéal, l’Afrique et les Africains devront, demain, d’éclairer le monde, qui a un besoin urgent de leurs énergies disponibles et de leur apport de « la succulence des fruits » selon Aimé Césaire, pour que l’humanité se transfigure, se bonifie et s’enchante.