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Entretien avec Pr Irène d’Almeida, pionnière des études littéraires africaines et féminines : “Je me demandai pourquoi moi j’étais allée à l’école sans y avoir jamais appris quoi que ce soit sur l’Afrique ? “

Professeure Irène Assiba d'Almeida
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Irène Assiba d’Almeida, professeure émérite de lettres africaines et d’études féminines à l’Université de l’Arizona, a consacré sa carrière à la valorisation des littératures africaines, particulièrement celles des femmes. Depuis 1970, où elle a commencé à enseigner au Bénin au Lycée Béhanzin, jusqu’à sa retraite après 30 ans de carrière aux États-Unis, son parcours est jalonné de moments clés qui ont façonné sa vision du monde académique et littéraire.

Lors de notre rencontre à son domicile à Abomey-Calavi, Irène Assiba d’Almeida revient sur les débuts de son parcours académique. Enseignante au Lycée Béhanzin, elle fait un choix audacieux en 1973 : utiliser ses économies destinées à l’achat d’une voiture pour financer des études au Nigéria, après avoir essuyé un refus de disponibilité.

Ambiance conviviale…

Lameteo : Pouvez-vous nous parler de votre parcours académique et professionnel ?

Irène Assiba d’Almeida : Mon parcours a commencé ici, au Bénin, où j’enseignais au Lycée Béhanzin en 1970. Cependant, après trois ans, j’ai voulu aller au Nigéria pour faire une maîtrise à l’Université d’Ibadan. À cette époque, ma demande de mise en disponibilité a été refusée. Sans ressources suffisantes, j’ai utilisé mes économies prévues pour acheter une voiture afin de financer mes études. Une fois ma maîtrise obtenue, j’ai enseigné pendant quatre ans à l’Université de Calabar, dans l’est du Nigéria. C’est à ce moment que j’ai reçu une offre pour aller aux États-Unis.

Aux États-Unis, j’ai enseigné un cours à l’Université du Kentucky avant de décider de profiter de cette opportunité pour faire un doctorat à Emory University, à Atlanta. Après avoir obtenu mon diplôme, je cherchais à revenir en Afrique, mais les réponses n’étaient pas favorables. J’ai finalement accepté un poste en Floride, puis j’ai rejoint l’Université d’Arizona, où j’ai enseigné pendant 30 ans, en tant que spécialiste de lettres africaines et d’études féminines.

Quelles ont été les étapes décisives dans votre carrière ?

D’abord, ma passion pour l’enseignement. C’est au Lycée Béhanzin que j’ai découvert à quel point j’aimais transmettre le savoir. Un autre moment décisif a été mon choix d’étudier les littératures africaines anglophones au Nigéria, à une époque où les réflexions sur les questions africaines étaient rares dans les écoles béninoises. La période postcoloniale m’a aussi poussée à réfléchir sur le contenu eurocentré de notre enseignement. Je me demandai alors pourquoi moi j’étais allée à l’école sans y avoir jamais appris quoi que ce soit sur l’Afrique ?

Et comment pouvait-on perpétuer celà ? Il fallait absolument briser cette chaîne coloniale. Donc à ce moment-là, Kérékou (dont je n’épousais guère toutes les idées) a cependant baptisé « L’Ecole Nouvelle », et l’enthousiasme nous avait gagné et on essayait de faire des recherches sur ce qui est à nous, d’apprendre et d’enseigner ce qui est à nous, car nous avons des richesses sur tous les plans. Et ça c’était un moment significatif aussi. Cela m’a poussée à me spécialiser dans les études africaines, avec l’intention de revenir au Bénin. La vie en a décidé autrement, mais ces réflexions ont été déterminantes pour moi.

Un extrait audio de l’interview du Pr Irène Assiba d’Almeida accordée à Lameteo

Vous avez travaillé dans un contexte où le racisme est une réalité omniprésente. Comment avez-vous surmonté les obstacles en tant qu’Africaine enseignante aux États-Unis ?

Le racisme aux États-Unis est parfois insidieux, mais aussi paradoxal. Les Américains blancs ont souvent plus de respect pour les Africains venant d’Afrique que pour les Afro-Américains. À mon arrivée, être intellectuelle et professeure universitaire m’a valu un certain respect. Cependant, cela ne m’a pas épargnée de multiples discriminations.

J’ai rencontré des situations de racisme, notamment en Floride, où il m’était difficile de trouver un logement dans un quartier qui me plaisait parce que j’étais noire. J’ai également poursuivi l’Université d’Arizona en justice pour discrimination raciale, et j’ai gagné ce procès. Cela m’a permis de montrer que, même si le système semble parfois inébranlable, on peut faire changer les choses.

Ce qui m’a toujours sauvée, c’est le travail. Je me suis battue pour que mon travail parle pour moi, et c’est ce qui m’a permis de devenir cheffe de département, bien que cela ait été un défi immense.

Francophone African Women Writers: Destroying the Emptiness of Silence” (“Écrivaine africaine francophone : détruire le vide du silence”) est le titre de votre premier livre. Vous avez été la pionnière dans la critique, en langue anglaise, des écrivaines africaines francophones. Quel était votre objectif en écrivant ce livre ?

En écrivant ce livre, mon objectif était d’abord de combler un vide dans la critique littéraire. Il y avait peu d’études sur les écrivaines africaines, particulièrement en langue anglaise, et j’ai voulu mettre en lumière leurs voix et leurs œuvres. Cela touche aussi aux études féminines, qui, au départ, étaient axées sur l’analyse de la “condition féminine”. Ce champ d’étude a évolué vers le féminisme, puis vers les “gender studies”. Je me suis demandé si la littérature féminine africaine différait de celle des hommes. On m’a reproché de prendre parti pour les femmes, mais je répondais : « Si je n’en parle pas, qui le fera ? » Je vous parle d’une trentaine d’années déjà. Et jusqu’aujourd’hui, le mot « féminisme » fait peur.  C’est vrai qu’au début ce mouvement était violent mais aujourd’hui les femmes réclament leur droits dans le calme et la dignité. Le cheminement du féminisme peut être assimilé à celui de la négritude, un mouvement radical au début qui s’est stabilisé par la suite

Écrivaine africaine francophone : détruire le vide du silence

Mon livre analyse plusieurs écrivaines francophones, notamment Mariama Bâ, qui dans Une si longue lettre montre la complexité d’une femme musulmane confrontée à la polygamie. D’autres écrivaines connues telles que Véronique Tadjo et Aminata Sow Fall de même que des moins connues comme Andrée Blouin et Angèle Rawiri par exemple figurent dans cet ouvrage. Mon objectif était de faire connaître ces femmes à un public international, car leurs œuvres étaient quasiment ignorées aux États-Unis ainsi que le monde anglophone à l’époque.

Quel est votre regard sur le monde contemporain et sur les évolutions de la condition des femmes que ces écrivaines décrivaient ?

Il y a eu des progrès notables. Des autrices comme Werewere Liking ou Tanella Boni ont beaucoup travaillé sur la langue et l’esthétique. L’écriture de Calixthe Beyala, malgré ses controverses, a marqué les esprits. Les femmes ont pris de plus en plus de place dans la littérature africaine. Au Bénin, des écrivaines comme Adélaïde Fassinou et Carmen Fifamè Todonou continuent d’écrire. Cependant, certaines écrivent comme elles parlent (et cela vaut pour les écrivains aussi), ce qui nuit à l’art littéraire. Cela dit, il y a une vraie évolution, notamment avec l’émergence de nouvelles romancières, nouvellistes, dramaturges et poétesses.

Parlons de la poésie et de votre anthologie A Rain of Words : A Bilingualh ; Anthology of Women’s Poetry in Francophone Africa [Une pluie de mots]. Comment avez-vous sélectionné les poétesses africaines pour cette anthologie bilingue ?

Faire une sélection pour une anthologie est toujours délicat. J’ai commencé mes recherches en me demandant : “Où sont les poètes femmes africaines ?” J’ai voyagé dans plusieurs pays, à la recherche de ces poétesses souvent méconnues. Certaines étaient déjà publiées, d’autres avaient des manuscrits enfouis dans des tiroirs. Même Colette Houéto, unique poétesse béninoise à l’époque avait publié un simple fascicule de poèmes. Il m’a fallu un véritable travail d’archive pour retrouver ce texte. Finalement, l’anthologie s’est dotée de 47 poètesses venues d’une douzaine de pays d’Afrique francophone.

Vous avez mentionné les défis de traduction. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette expérience ?

Jusqu’ici, je n’ai fait que de la traduction de prose. J’ai traduit le Arrow of God de Chinua Achebe avec pour titre de La flèche de Dieu. Si traduire la prose est un exercice compliqué, la traduction poétique est particulièrement complexe. Les images poétiques, souvent très spécifiques à la culture africaine, sont difficiles à rendre dans une autre langue. De plus, la poésie africaine intègre une forte dimension orale, avec par exemple des répétitions qui ne sont pas toujours appréciées par certains éditeurs occidentaux. (On a envie de renvoyer à Prévert !). Traduire ces textes tout en respectant leur sensibilité et leur musicalité a été un défi, mais c’était essentiel pour rendre justice à ces femmes poètes.

Quel impact votre livre A Rain of Words, une anthologie de poésie féminine africaine, a-t-il eu sur la visibilité de ces voix dans le monde anglophone ?

Nous n’avons pas de statistiques précises, mais l’anthologie a été bien accueillie, avec de nombreux exemplaires vendus et étudiés dans des universités américaines et anglophones en général dans des départements d’anglais, de français et d’études féminines. Ils ont aussi été achetés par les amoureuses et amoureux de la poésie. Cela a permis de faire connaître les poétesses africaines contemporaines et d’illustrer la diversité de leurs écrits. Cette contribution au domaine académique, particulièrement anglophone, a été significative.

Comment définissez-vous le rôle de la littérature dans la lutte pour les droits des femmes et des minorités en Afrique ?

Je suis très contente que vous posiez cette question parce que, justement, dans un cours que j’enseigne, j’ai essayé de comprendre : “Qu’est-ce que les femmes veulent à travers leurs écrits ?” Elles veulent certains droits. Le droit de ne pas être mariée à 5 ans, le droit à l’avortement — ça, c’est déjà plus moderne — et le droit à la parole. Ce qui est intéressant, c’est que, dans la tradition, les femmes avaient une voix. Mais après la colonisation, comme les hommes avaient affaire à d’autres hommes venus d’ailleurs, ils ont d’abord éduqué les hommes à leur manière en les occidentalisant, et donc il a commencé à y avoir cette illusion de supériorité. Donc, le droit à la parole publique, le droit à l’écriture, car au début, il était très difficile pour les femmes d’écrire. La femme était perçue comme un être social et domestique, cantonné à la domesticité, En somme, le droit à être reconnues et à avoir leur place dans toutes les sphères politiques et sociales.

Echanges !

On voit, dans les ouvrages des femmes, des revendications sur tout ce qui leur manque dans les sociétés africaines, et cela représente un certain nombre de droits qu’elles n’avaient pas. Les choses ont beaucoup évolué. Dans beaucoup de pays africains, il existe désormais un code de la femme et de l’enfant. Mais est-il respecté ? That is the question qui prouve qu’il y a encore beaucoup de travail à faire !

L’égalité des genres, vous adoptez ce terme ?

Non, parce que je pense que l’homme et la femme sont différents, déjà sur le plan physique, anatomique, etc., mais aussi dans leur façon de penser. Je ne crois pas en une égalité absolue entre hommes et femmes, mais plutôt en une égalité des opportunités, par exemple en matière de salaires. Ce genre de débat ne concerne pas beaucoup l’Afrique, mais sur le plan politique, pourquoi y a-t-il 20 ministres hommes et seulement 3 ministres femmes, par exemple ? Est-ce que les femmes ne savent pas gérer les affaires publiques ?

Beaucoup de gens disent qu’ils ne veulent pas l’égalité, mais la complémentarité. Idéalement, c’est une bonne idée, mais si cette complémentarité se manifeste avec 90 % d’un côté et 10 % de l’autre, il y a un problème, n’est-ce pas ? Il faut donc que cette complémentarité tende vers un équilibre idéal.

Je pense donc que nous ne sommes pas pareils, mais en littérature, je dois vous dire que je peux lire un livre et savoir s’il a été écrit par un homme ou par une femme. Cette grande question est apparue dans les années 90 : “Est-ce que l’écriture féminine existe ?” Bien sûr que l’écriture féminine existe. Nous sommes différents, nous avons un vécu différent, des expériences différentes et une vision de la vie différente. Tout cela se reflète dans l’écriture.

Donc, l’égalité, je trouve que c’est un terme dangereux et, en fait, impossible. On peut tendre vers l’égalité, mais il faut d’abord définir ce qu’on entend par “égalité”. L’un ne peut pas être l’autre, et l’autre ne peut pas être l’un. Ce qu’il faut, c’est briser la perpétuation d’un patriarcat oppressif pour les femmes !

Quels conseils donneriez-vous aux jeunes écrivains ou chercheurs qui s’intéressent à la littérature africaine ?

Il faut avant tout être passionné par ce que l’on fait. La lecture est essentielle. Les grands écrivains sont avant tout de grands lecteurs. Je conseille aux jeunes de se séparer un peu de leurs écrans et de lire, d’écrire aussi, ne serait-ce qu’un journal quotidien ou hebdomadaire, même s’ils ne sont pas sûrs d’eux. La littérature ouvre des portes vers d’autres mondes et permet de voyager, de s’évader. Elle développe l’imaginaire et la créativité, deux éléments clés pour tout écrivain.

Vous êtes à la retraite depuis près de dix ans. Quels sont vos projets pour l’avenir ? Y a-t-il des thèmes ou des domaines que vous souhaitez explorer davantage ?

Ce qui m’intéresse le plus en ce moment, c’est de revenir à la traduction. Je suis particulièrement intéressée par la traduction en ce moment. J’ai pour projet de travailler sur Paroles interdites de Roger Gbégnonvi, un livre courageux et poignant qui mérite d’être connu du monde anglophone. En le lisant, j’ai trouvé cela très intéressant, déjà sur le plan de l’écriture. C’est une écriture beaucoup plus simple, ce n’est pas celle des chroniques. Tout le monde peut lire ce livre, il est beaucoup plus fluide. Il y a vraiment des “paroles interdites” que je laisse le lectorat découvrir. C’est très audacieux, très courageux, comme livre.

Mon objectif est de rendre accessibles ces œuvres africaines qui, pour beaucoup, restent méconnues hors du monde francophone. La traduction permet de faire circuler les idées et d’ouvrir de nouvelles perspectives. C’est un projet passionnant qui occupe désormais une place centrale dans mes recherches.

 Merci beaucoup pour cet échange éclairant, professeure.

Merci à vous.

Venance TONONGBE & Raïssa NOUGBODOHOUE


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