Car, avant que d’être source de jaillissements, l’écriture en soi est jaillissement. Vérité toute de grandeur et de noblesse apparue sur les barricades du Soudan debout face à la dictature, de décembre 2018 à octobre 2019. Dès le premier mois des dix mois de l’épopée de la reconquête des libertés, les émeutiers ont sorti des livres nombreux qu’ils tenaient cachés dans leurs cases et mansardes parce que le dictateur ne supportait pas que les citoyens lisent des écrits autres que les siens, qui n’existaient pas, entendent des mots autres que ceux qu’il prononçait. Et les émeutiers, à Khartoum, avaient étalé des livres nombreux sur des tables de fortune et à même le sol. Et ils étaient fiers de leurs étalages de livres fatigués. Et c’étaient des livres en arabe, en anglais, en swahili, etc. Car peu importe la langue, l’écriture est résistance et liberté dans toutes les langues de la terre.
Etty Hillesum avait 27 ans en 1941. Hollandaise et juive, elle savait le genre de mort qui l’attendait et qu’elle n’y échapperait pas. C’est pourquoi, de 1941 à 1943, elle mit ses réflexions par écrit : « Je me sens dépositaire d’un précieux fragment de vie, avec toutes les responsabilités que cela implique. » Dont celle de ne pas laisser se perdre ce fragment qui s’en allait être gazé. Le transmettre par le rempart de l’écriture dressé face à la ‘‘solution finale’’. Dans le train à bestiaux vers la chambre à gaz, elle jeta sur les rails – bouteille à la mer – les cahiers écrins de ses réflexions. On les retrouva. De même que, à la libération en 1944-1945, dans les camps d’extermination, on retrouva çà et là des poèmes gribouillés par les suppliciés. Avec Etty Hillesum, ces écrivains tragiques disparurent après avoir dressé leurs écrits contre les fours crématoires, écrits rempart à l’holocauste, rempart à l’abomination.
Car, dans ‘‘Ecrire en pays dominé’’ (Martinique), Patrick Chamoiseau écrit : « Le texte, comme seul visage – l’inépuisable trace. » D’où l’étrange destin, quand on y pense, des peuples analphabètes, qui ne lisent ni n’écrivent dans aucune des langues du monde, qui passent et trépassent sans trace ni visage. Nos archives personnelles ou nationales ne comportent aucun écrit de l’un quelconque de nos ancêtres dont on nous a dit qu’ils ont péri au front en 14-18 ou en 39-45. Et nous ne savons rien d’eux. Et nous ne savons pas ce qu’ils ont ressenti, ce qu’ils pensaient de ce qu’on a fait d’eux. Nous ne savons rien. Car l’absence de l’écriture, c’est la mort tout court. Mort sans trace ni visage. Car l’écriture, c’est la vie.
C’est pourquoi, après avoir écrit « Les mots et les choses » (d’abord les mots écrits !) et souligné « Un privilège absolu de l’écriture », Michel Foucault enleva les verrous, et la vérité se révéla : « Ce que Dieu a déposé dans le monde, ce sont des mots écrits… » Et il est vrai que « Yahvé me dit : Prends une grande tablette et écris dessus avec un stylet ordinaire… » (Isaïe., 8/1). Et Isaie écrivit, entre autres, le Serviteur souffrant : « Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé » (53/4). Et quand le Père envoya le Fils en mission de médiation – « Tu es mon fils ; je t’ai engendré aujourd’hui » (Ps. 2/7) –, le Fils n’avait plus qu’à dire et faire ce qui avait été écrit, décrit. Isaïe a écrit pour Yahvé, Platon pour Socrate, Muhammad pour Allah. Hitler a écrit Mein Kampf. Maléfice. Car le jaillissement va dans la direction où nous l’envoyons. « Ô saisons ! Ô châteaux !… »
Un jour, et parce que c’est dans l’ordre de la vie, et parce que c’est du ressort des Etats et non des seuls individus, les Chefs d’Etat au sud du Sahara en prendront la décision. Décision de l’écriture. Alors les peuples au sud du Sahara ne seront plus en proie à ruminer le mâchouillé, remâché et recraché des autres. A leur tour, les peuples au sud du Sahara s’élanceront, monteront, grandiront dans le jaillissement de l’écriture. Et ils porteront « la succulence des fruits » que le monde attend d’eux pour le progrès de l’homme.