Le 28 septembre 2020, pour la première fois dans l’histoire de la vie politique togolaise, une femme, Mme Victoire Sidémého Tomégah-Dogbé est nommée première ministre, cheffe du gouvernement. L’événement qui n’a laissé personne indifférent, inspire à l’écrivain togolais Sébastien Vondoly le projet de lui consacrer un essai « pour l’histoire et la postérité ».
C’est à Roger Gbégnonvi que l’écrivain togolais s’adresse pour solliciter une préface. Celui-ci accepte volontiers ; mais au lieu ou en guise d’une préface, c’est « une lettre « sous pli fermé » que R. Gbégnonvi adresse à la cheffe du gouvernement togolais.
Le livre parait. L’auteur, au cours d’une communication téléphonique le lundi 10 juillet 2023, convient d’un rendez-vous à Ouidah avec le préfacier pour lui porter en main propre quelques exemplaires du livre qu’il a bien voulu préfacer.
Roger Gbégnonvi ne verra donc jamais ce livre.
Je remercie les Editions Continents d’autoriser la publication de cette ultime préface de Roger Gbégnonvi pour les fidèles lecteurs à qui manquent déjà les rendez-vous hebdomadaires des chroniques du samedi.
Préface
Comme l’auteur de ce témoignage-hommage a dit l’essentiel sur la femme politique qui a retenu toute son attention, qu’ai-je à faire d’autre que de lui confier, non pas une préface, mais une lettre ouverte – oh que non ! – une lettre sous pli fermé par grand respect, à l’adresse de Madame la Première Ministre ? Et c’est ce que je m’en vais faire, conscient du devoir qui m’incombe. Par hasard, dirait-on. Mais il n’y a pas de hasard, et tout devoir est à accomplir en conscience et pour le meilleur. Et je m’en vais accomplir le mien en emboîtant le pas à l’auteur Sébastien Vondoly : par-delà Madame la Première Ministre, il rend témoignage et hommage « aux Femmes Togolaises » et « A à toutes les femmes africaines ». Toute femme africaine qui monte n’est-elle pas un appel à toutes les femmes africaines à monter ? Et je vais donc, avec respect, suggérer à Madame la Première Ministre, ce que je pense être son voir envers ses sœurs du Togo et d’Afrique et, à travers elles, envers nous tous.
Madame la Première Ministre,
Votre mérite remarqué vous a valu l’investiture de la confiance du Chef de l’Etat. L’Elu de la Nation vous a appelée à ses côtés et fait de vous son coryphée au sein de l’Exécutif togolais, fait de vous le premier responsable, la première responsable, immédiatement après lui. Responsable du présent et du devenir des Togolais. Ce choix n’est pas anodin. Il ne peut pas être anodin que, pour la première fois dans l’histoire politique du Togo, le Premier Ministre soit une Première Ministre. Ce choix, Madame la Première Ministre, est un appel subliminal qui vous est adressé pourque vous apportiez au peuple du Togo le « supplément d’âme » dont Bergson souhaitait que l’humanité fût dotée. Et je vous vois en charge de révéler ce supplément d’âme au peuple du Togo, aux côtés du Chef de l’Etat.
« Honor onus », disent les latins, l’honneur est une charge. Et la charge qu’il a plu au Chef de l’Etat de placer sur vos épaules est double. Avec lui, vous êtes en charge de tous les Togolais, certes, mais en charge, particulièrement, des Togolaises et, par-delà les Togolaises – M. Vondoly l’a suggéré –, de l’ensemble des Africaines. Charge lourde. Noble devoir. Et pour rendre concret à notre niveau africain la quête bergsonienne, pour ne pas rester dans le général, le vague et l’imprécis, je m’en vais, très humblement, vous suggérer trois lieux de notre quotidien africain et togolais qui interrogent, trois problèmes sur lesquels vous vous pencherez pour aider à leur trouver solution, pour secourir vos sœurs, nos sœurs, nos filles, nos mamans, frappées par des maux spécifiques dont les hommes ne savent pas se préoccuper parce qu’ils en sont intimement la cause. Si vous aidez, tant soit peu, à dessoucher ces maux, immense est le service que vous aurez rendu, non seulement aux femmes, mais également aux hommes. Car il n’y a pas une once de corporatisme ni de sexisme dans ce service à rendre. Car si « Toute âme qui s’élève élève le monde », toute âme de femme qui s’élève élève le monde deux fois : le monde des femmes et le monde des hommes.
De façon parfaitement subjective, j’ai choisi trois maux spécifiquement féminins en Afrique et au Togo. Ils ne sont pas les seuls. A votre guise, vous compléterez ou remplacerez, peut-être pour plus d’objectivité.
Le premier mal a nom dépigmentation. La dépigmentation fait partie de ces maux-miroirs-aux-alouettes où le tout-venant s’est probablement résigné à voir un bien. La dépigmentation apparaît pourtant d’une très grande nocivité, quand on croise dans nos rues les femmes qui s’y adonnent et qui n’ont plus toujours le nécessaire en argent pour poursuivre, au quotidien, les ‘‘soins’’ adéquats et plutôt onéreux. Corps jeunes, mais déjà fripés, avec, ici et là, des taches non désirées. C’est au point que des femmes et des hommes de bonne volonté, alarmés et bien inspirés, souhaitent que les produits dépigmentant ne soient plus autorisés. Et ce ne serait pas enfreindre les droits de la femme concernée au premier chef par la dépigmentation, ce serait, bien au contraire, faire triple œuvre de salubrité physique, mentale et nationale. Physique : la femme serait ainsi protégée contre de graves maladies de la peau, dont la médecine n’a pas nécessairement connaissance. Mentale : la femme serait ainsi amenée à être fière de son apparence extérieure et à la soigner sans devoir la détériorer. Nationale : c’est la femme qui donne naissance au monde ; si elle se détériore pour se sentir faussement bien dans sa peau, la nation à laquelle elle appartient, et qui lui appartient, ne se sentira pas bien dans la sienne. Madame la Première Ministre, je vous vois bien appuyer ce combat pour la dignité de la femme africaine. « Femme nue, femme noire / Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté ! / J’ai grandi à ton ombre… », chante, avec juste raison, Léopold Sédar Senghor. De votre haute position, vous pouvez travailler à ce que le réalisé senghorien devienne le réalisable de tous : grandir à l’ombre de la femme épanouie comme à l’ombre d’un bel arbre sans complexe. Vous viendrez en appui au poète et à tous hommes et femmes de bonne volonté en pesant en faveur d’une loi qui interdise l’introduction au Togo des produits dépigmentant et qui punisse sévèrement leur importation frauduleuse.
Le deuxième mal a nom excision : – « Si nous ne faisons pas ça, les femmes vont nous dominer », explique un septuagénaire, rencontré dans son village où l’excision est la norme, suivie presque toujours de l’infibulation à répétition. Et tous et toutes, au nom d’une coutume bête et méchante, valident la souffrance perlée qui s’ensuit pour la femme. Si elle meurt en couches des suites cruelles de l’excision-infibulation, on le regrette. Mais il reste important que le mari puisse compter sur la stricte fidélité conjugale de ses épouses. Car c’est le mâle qui, par peur de n’être pas le dominateur commun de son harem, a institué et imposé la barbarie de l’excision-infibulation. Des ONG sont à pied d’œuvre pour expliquer aux maris que la fidélité douloureuse au bout du couteau de l’exciseuse sur la jeune fille nubile participe des pratiques inhumaines et dégradantes, dénoncées par toutes les associations de défense des droits de l’homme, au premier rang desquelles Amnesty International. Elles s’efforcent d’expliquer aux maris que le couteau de l’exciseuse sur la femme fait du polygame, voire du monogame, un triste personnage et le cynique gardien d’une ou de plusieurs femmes éteintes, endolories et sans désir. Madame la Première Ministre, je vous vois bien appuyer ce combat pour la fin de l’excision-infibulation. Je vous vois bien vous efforcer d’obtenir le vote d’une loi contraignante qui mette fin au calvaire de la femme en régime atroce de mutilations génitales.
3.- Le troisième mal a nom infanticide : – De la case où elle vient d’accoucher, la parturiente sort, faisant le signe convenu. La dame préposée à la macabre besogne a compris. Elle court se saisir de l’enfant qui vient de naître et le détruit de façon impitoyable. Né par le siège ou face contre terre ou avec une fausse dent, etc., ce nouveau-né est un sorcier, qui sera la cause de nombreux fléaux dans le village si on ne le supprime pas à la naissance. Pour d’autres raisons aussi violemment superstitieuses, le village valide le meurtre sacrificiel d’enfants, dont on retrouve dans la brousse le corps décapité, sans que nul ne songe à inquiéter qui que ce soit. Tout le monde a compris. Tout le monde est consentant. Bêtise et méchanceté au bout de la peur. Ici aussi, des ONG courageuses et quasi téméraires sont à pied d’œuvre pour que des villages entiers en finissent avec une coutume des plus absurdes et des plus mortifères. Et je vous vois bien, Madame la Première Ministre, appuyer ce combat pour la vie de l’enfant, et pour la vie tout court. Votre appui consistera à peser en faveur d’une loi contraignante pour que, ici et maintenant, partout dans le pays, les adultes, hommes et femmes, en finissent à tout jamais avec le massacre des innocents.
Sur ses trois tableaux, dont la méchanceté va crescendo, c’est la femme qui ploie sous des fardeaux dits coutumiers, institués et imposés par le mâle. Même la dépigmentation en passe de devenir coutumière est pour lui plaire. Et le mâle, sous prétexte que c’est la coutume qui le veut ainsi, s’en va jusqu’à laisser à la femme le soin ignoble de la besogne de son auto-flagellation : tenir boutique richement équipée pour la détérioration épidermique, se saisir du couteau de l’excision-infibulation pour déféminiser sa sœur, se saisir de l’enfant à immoler et détruire le fruit des entrailles de sa sœur. Or, Madame la Première Ministre, si l’on s’arrête un instant à ce crime coutumier, aucune femme, après neuf mois d’espérance, après neuf mois de gestation et d’attente heureuse, aucune femme n’accepte en son for intérieur, n’accepte de gaieté de cœur, que la coutume lui tue son bébé décrété sorcier, le décapite pour quelque cause que ce soit.
La peur engendre barbarie et assassinat. La coutume, manipulée par les chefs de la communauté villageoise, couvre la barbarie et l’assassinat en faisant courir aux éventuels récalcitrants le risque imparable de maladie et de mort. Maladie et mort fabriquées et données par les mêmes pour que règne l’ordre ancestral. C’est pour sortir de ce cercle vicieux, lâchement et paresseusement entretenu, que Descartes a décidé, dans son Discours de la méthode, de faire passer les us et coutumes et toutes habitudes acquises par le tamis de la raison pour n’en garder que celles qui élèvent l’espèce humaine. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, et pendant que n’est pas achevée la tâche d’installation de la Raison au pouvoir, il faut bien continuer à vivre avec les données antérieures et actuelles, d’où trois étranges précautions prises par Descartes, trois précautions dont « La première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays ».
Madame la Première Ministre, les « Femmes Togolaises » et « toutes les femmes africaines », comme dirait M. Vondoly, ont payé et payent encore au prix le plus abominable le respect irraisonné des us et coutumes qui les dégradent et qui n’élèvent pas l’humanité qu’elles enfantent. Via le Togo, par votre entremise, Madame la Première Ministre, le temps est venu pour elles d’espérer respirer et vivre en dignité. De votre haute position, vous nous ferez grands et beaux en contribuant à instaurer chez nous le temps cartésien, en contribuant à faire voter par le Parlement des lois qui sortent la femme des ghettos sinistres et iniques où l’enferment des us et coutumes démentielles.
Même quand vous ne serez plus Première Ministre, vous en porterez à vie le titre, et l’honneur et la charge qui s’ensuivent. On continuera de vous écouter avec respect. Vous pourrez et devrez peser encore et toujours en faveur de l’honneur de la femme et de l’homme. Oui, vous travaillerez pour que le Parlement instaure le temps de la Raison en votant des lois qui fassent grandir ensemble la femme et l’homme. « La femme est l’avenir de l’homme. » Son bonheur est le bonheur de l’homme.
Madame la Première Ministre, soyez remerciée.
Respectueusement vôtre, Prof. Roger Gbégnonvi, Ancien Ministre.