Tragique comme déraillement quand le conducteur perd le contrôle et que locomotive, wagons et passagers, se retrouvent dans le décor, et que des corps perdent leur âme effrayée. Ou comme carambolage quand un malheur arrête net la course de la voiture en tête et que, surprises, celles qui suivent à vive allure s’enchevêtrent les unes dans les autres avec, à nouveau, des corps sans leur âme. Mais comparaison n’est pas raison, venons-en au fait.
Il y a peu, lors de l’Opération Militaire Spéciale (OMS) qui n’en finit pas d’opérer, en pleine nuit, on a fait sauter un barrage sur une rivière. Liberté totale pour les eaux qu’il retenait. On ne sait quel camp, froidement, a libéré les eaux, mais l’on sait le résultat de la libération : habitations soudain immergées, habitants, en plein sommeil, soudain immergés ; personnes âgées et enfants immergés ; les gens valides essayant de se sauver rattrapés par d’intenses détonations porteuses de la peur de leur vie : mourir bombardés dans les eaux libérées ; et, selon les commentateurs avisés, les eaux libérées ont libéré des mines anti-char et anti-personnelles, qui voguent librement à la rencontre des fuyards les plus malchanceux. Et, inopinément, un drone survole et filme la désolation, juste pour l’information. Car toute bonne raison de guerroyer se noierait si pendant qu’on guerroie, Dame Assistance à personnes en danger peut naviguer librement vers les victimes. L’absence de Croix et de Croissant Rouges, d’ONU et de Conseil de Sécurité, ces absences après le dynamitage du barrage sur la rivière ont, à cet endroit précis, renvoyé le monde au chaos cosmique d’avant le dire de Dieu : « Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux » (Genèse, 1/6).
Pas de quoi cependant fouetter un chat si l’on se rapporte au tragique normal de l’existence des hommes et si l’on se souvient que tragique commence comme tragédie et se termine comme logique. Logique de la rencontre quotidienne entre hommes, choses et éléments, et qui peut se traduire en confrontation, sans responsabilité immédiate de l’homme. L’antique inondation dite Déluge fut quasi nihiliste, si destructrice que le narrateur décida d’y voir la main du Créateur quand « Il vit que la méchanceté de l’homme était grande sur la terre…Yahvé se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre, et il dit ‘‘Je vais effacer de la surface du sol les hommes que j’ai créés – et avec les hommes, les bestiaux, les bestioles et les oiseaux du ciel – car je me repends de les avoir faits’’ » (ibid., 6/5-7). Yahvé épargna Noé, sa famille et quelques animaux pour la poursuite du tragique de l’homme. Se souvenant de cette histoire, l’évangéliste Matthieu se moqua : « En ces jours qui précédèrent le déluge, on mangeait et on buvait…, et les gens ne se doutèrent de rien jusqu’à l’arrivée du déluge, qui les emporta tous. » (24/38-39). Se souvenant de cette histoire, les écologistes défendront divinement la nature nourricière menacée par la croissance sans retenue de populations consommant sans retenue.
Mais l’argument de Yahvé pour planifier et justifier le Déluge ne pourrait guère être invoqué pour expliquer l’inondation inversée qui emporta le Titanic. Une avarie sur la coque du navire flambant neuf, et tous disparurent. Et tout disparut, les fourchettes et les assiettes. Car, à bord du Titanic aussi, « on mangeait et on buvait…, et les gens ne se doutèrent de rien ».
Tel se présente tout uniment le tragique de l’homme et l’homme tragique. Soumis aux vibrations d’un giratoire ardent, il a le sentiment d’un progrès réel quoique laborieux. Or il n’en est rien. Retourné outre-mer après un mois de Vacances à Cotonou, Untel confie que sa grosse valise l’a contraint à prendre un taxi pour se rendre à son domicile à 20mn de l’aéroport. Mais à cause des embouteillages, le trajet a nécessité 1h30. Et quand on lui demande « Et le progrès alors ? », il répond, goguenard : « Il n’y a plus de progrès dans ce pays, on régresse ». Dans ce pays seulement ? L’ère du transhumanisme qui se rapproche porté par l’intelligence artificielle augmentera les vibrations du giratoire et renforcera chez l’homme l’illusion du progrès.