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Bénin: Même si tu étais Talon…

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Fin juin 2017. Elle a pris rendez-vous. Elle est venue. Commerçante. La soixantaine. Professeur, je suis venue te déranger pour ma benjamine. Tu le sais, j’ai de quoi les nourrir, elle et son petit Lionel, mon ange de petit-fils. Mais Karine s’ennuie à ne rien faire. Elle se morfond tous les jours. Je souffre de la voir dépérir depuis que l’entreprise où elle travaillait a fait faillite. Je viens pour elle. Elle est prête à faire n’importe quoi pour sortir de la maison, ne pas se tourner les pouces la journée longue. Même pour 30.000 f par mois, elle est prête. Toi, tu connais les gens. PIK. ABT. Je t’en prie, parle-leur pour Karine. Voici son CV.

Vous balayez du regard le CV de Karine. 26 ans. Célibataire avec un enfant. Licence de sociologie à l’UAC. Employée naguère comme caissière à une station d’essence. La demande d’intervention de sa mère, vous la connaissez par cœur. Dans la même forme. Et, mutatis mutandis, avec les mêmes mots. Que dire à la dame en face de vous ? Que faire pour cette grand-mère, sa fille, son petit-fils ? Un instant, Maman. De votre bureau, vous revenez avec une pile de CV que vous étalez sous ses yeux. Tu vois, Maman, ces garçons et filles ont à peu près le même profil que ta benjamine. Je n’ai pu aider aucun d’eux. Et je ne te montre-là que ce qui m’est tombé dessus depuis que je suis ici. Ceux qu’on m’a infligés à Cotonou, je les ai brûlés quand j’ai déménagé. Tu vois, je ne suis pas aussi puissant qu’on veut le croire. Le regard posé sur les CV étalés, la mère de Karine est silencieuse, songeuse. Abattue ? Résignée ? Dépitée ? Soudain, elle dit – rêve ou cauchemar ? – : J’ai compris : Même si tu étais Talon… Elle n’achève pas la phrase. Accepte de partager avec vous un coca. Demande des nouvelles de vos enfants et de leur mère. Prend congé de vous. Vous la raccompagnez.
Et vous voilà, après son départ, songeur á votre tour. La phrase inachevée tourne en boucle dans votre tête. Même si tu étais Talon… Et c’est comme si elle avait dit que, dans l’état actuel des choses, Dieu lui-même ne pourrait rien pour sa chère Karine. Et c’est le constat de notre échec collectif. Echec de nous, 60 à 77 ans. Echec par absence de vision et de prévision. La tête dans le temps colonial, les pieds dans le temps des indépendances, nous avons ramassé tout ce qu’il y avait à ramasser, et n’avons rien laissé, rien prévu pour Karine et pour Lionel. Le 12 juin 2016, en présence du Chef de l’Etat, le Prêtre Suprême du Vaudou nous a peints en pirates qui, après avoir vidé le navire, sont en train, maintenant, de faire des trous dans une pirogue. A 26 ans, Karine a hâte se constituer en dignité, fût-ce dans la pirogue trouée. Et nous lui répondons qu’il n’y a pas de place pour elle à bord. Quand son fils Lionel aura l’âge d’embarquer, la pirogue trouée aura coulé. Il faut donc, ô Président, restaurer le navire et te faire Capitaine d’Avenir. Pour le peuple. Pour Karine. Pour Lionel.
Et la phrase inachevée tourne en boucle. Même si tu étais Talon… Et c’est comme si elle avait dit que, dans l’état actuel des choses, nous tous n’avons à lui offrir que notre impuissance à aider sa fille. Voilà qui nous oblige à quitter l’état actuel des choses. Oui, mais en quoi faisant ? Au moment du geste d’amour de la mère de Karine, 15 conseillers sur 19 venaient de destituer le maire de notre Commune, ‘‘après 9 ans de pillage honteux et de gestion scabreuse’’. Gérer avec honnêteté la cité qu’on vous a confiée, ce n’est pas faire le bien, c’est faire son devoir, c’est ne pas faire le mal. Et tous doivent se rendre capables, maintenant, de ne pas faire le mal. Faire le bien de la cité, c’est créer, inventer un avenir pour Karine et pour Lionel. Et tous les responsables doivent se rendre capables, maintenant, de faire le bien de la cité, en exerçant avec honnêteté la responsabilité à eux confiée dans la cité. Car il faut, maintenant, penser à Karine et à Lionel. Car il faut, maintenant, exorciser le désespoir qui appert de la phrase terrible et inachevée : Même si tu étais Talon…

Roger Gbégnonvi


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